Pourquoi la Syrie indispose les maîtres du monde.


Bruno Guigue

Mardi 10 septembre 2013

Si on veut en découdre avec Damas, ce n'est donc ni pour la beauté du geste, ni pour appliquer la loi internationale. C'est uniquement pour défendre de puissants intérêts géopolitiques au cœur d'une région cruciale pour l'avenir énergétique de la planète.

Hormis une poignée de naïfs, qui croit sincèrement que l'intervention annoncée contre la Syrie est dictée par des considérations morales et vise à défendre les droits de l'homme ? L'émotion sur commande ne doit pas faire illusion : ceux qui versent des larmes de crocodile sur les victimes du régime trouvent des circonstances atténuantes aux exactions de la rébellion. Quand on prétend punir les crimes des uns tout en donnant leur absolution à ceux des autres, l'invocation morale se discrédite elle-même.

La référence à de nobles principes est suspecte si elle s'accompagne de mensonges éhontés. Comme si le principal mouvement armé de l'opposition n'était pas notoirement affilié à « l'Emirat islamique en Irak et au Levant » (branche irakienne de l'organisation fondée par Ben Laden), John Kerry a osé nier, devant les congressistes, la présence d'Al-Qaida en Syrie. Qu'une telle énormité puisse être proférée sans soulever un tollé en dit long sur le conditionnement des esprits.

Mais une intervention militaire contre Damas ne relèverait pas seulement d'une morale à géométrie variable. Faute d'un mandat explicite de l'ONU, elle serait aussi totalement illégale. En l'absence de légitime défense (la Syrie n'attaque personne), seul le Conseil de sécurité des Nations Unies peut autoriser le recours à la force, ce qu'il ne fera pas. Et l'invocation d'une « responsabilité de protéger » les populations civiles, selon une jurisprudence utilisée lors du précédent libyen, serait frappée de nullité hors de ce cadre légal.

Si on veut en découdre avec Damas, ce n'est donc ni pour la beauté du geste, ni pour appliquer la loi internationale. C'est uniquement pour défendre de puissants intérêts géopolitiques au cœur d'une région cruciale pour l'avenir énergétique de la planète. Damas n'encourt pas les foudres occidentales pour ses violations supposées des droits de l'homme, mais pour sa fidélité au nationalisme arabe. Le véritable péché de la Syrie, c'est qu'elle dresse un obstacle stratégique, depuis dix ans, sur la voie de l'hégémonie américano-sioniste au Proche-Orient.

Le régime syrien, en effet, est au cœur d'une vaste alliance réunissant les forces qui s'opposent, simultanément, à la domination américaine et à l'expansion israélienne. Depuis la soumission de ses anciens alliés ou rivaux dans la région, la Syrie demeure le seul Etat arabe à être resté debout, refusant tout compromis avec Israël tant que le Golan ne lui aura pas été restitué conformément au droit international. Décidé à recouvrer son intégrité territoriale, le régime baasiste fonde sa légitimité sur cette intransigeance patriotique.

Mieux encore, il a cristallisé autour de lui un arc de la résistance à l'hégémonie américano-israélienne : Hamas-Hezbollah-Damas-Téhéran. Cauchemar des faucons occidentaux, cet arc de la résistance fut auréolé en 2006 d'une double victoire. Il remporta d'abord une victoire politique avec le succès électoral du Hamas en Palestine, signant la fin de l'hégémonie d'une OLP convertie aux bienfaits de la collaboration. Puis il engrangea une victoire militaire inattendue, lorsque le Hezbollah mit en déroute un envahisseur israélien pourtant déterminé à l'éradiquer du Liban. La première victoire signifiait à Israël que le peuple palestinien ne se résignait pas à son sort ; la seconde, que le peuple libanais n'acceptait pas le retour de l'occupant.

Parce qu'elle est un carrefour stratégique, la Syrie est le maillon central de la chaîne qui relie les résistances arabes à leur allié iranien. Se substituant aux Etats arabes complices (pétromonarchies), soumis (Egypte, Jordanie) ou vaincus (Irak), l'Iran a procuré une profondeur stratégique aux contestataires de l'ordre régional. Et Téhéran a trouvé à Damas un précieux allié pour des raisons géographiques (la Syrie est une voie de passage entre l'Iran et le Hezbollah), politiques (Damas et Téhéran ont les mêmes adversaires) et religieuses (proximité entre les confessions chiite et alaouite).

Non seulement la Syrie de Bachar Al-Assad demeure intraitable sur son intégrité territoriale, mais elle appuie les deux principaux mouvements de résistance à l'occupation israélienne : Hamas et Hezbollah. Les armes qui ont vaincu les chars de Tsahal au sud-Liban en août 2006, comme le rappelait il y a peu le chef de l'organisation chiite, sont des armes syriennes. Et il n'y a rien de surprenant à ce que les combattants du Hezbollah soient venus prêter main forte à l'armée arabe syrienne, en mai 2013, pour chasser les forces takfiristes de la ville frontalière de Qoussair.

C'est cette conjoncture qui fournit au camp belliciste, en Occident, de multiples raisons de vouloir en finir avec la Syrie. Sous le règne de George W. Bush, les faucons de Washington rêvaient déjà d'abattre ce régime ombrageux. Doublée d'une guerre régionale et internationale par procuration, la guerre civile actuelle procure à leurs héritiers le prétexte idéal pour mettre un terme à cette anomalie que constitue un régime arabe qui ne transige pas avec sa souveraineté et soutient la résistance.

Le véritable drame de la Syrie, c'est qu'elle indispose les maîtres du monde. Enfant terrible du nationalisme arabe, elle est le dernier vestige d'une époque où Nasser et le parti Baas inspiraient la lutte contre l'impérialisme et le sionisme. Sous l'emprise d'un régime autoritaire qui a sa part de responsabilité dans le chaos actuel, elle n'en est pas moins debout, rétive à une capitulation à laquelle de grands pays arabes se sont résignés, murée dans une opposition farouche aux diktats de l'hyperpuissance mondiale.

En éliminant la Syrie, les bellicistes occidentaux entendent faire sauter le dernier verrou qui s'oppose à l'alignement du Proche-Orient sur les intérêts israélo-américains. Mais les plus avisés des opposants syriens sont les premiers à redouter l'effet dévastateur d'une intervention punitive. Car elle serait le prélude à de nouveaux massacres. Et quel que soit l'avenir du régime, c'est la nation syrienne tout entière qui serait victime de l'agression étrangère.

A propos de l'Auteur

Bruno Guigue

Normalien, énarque, aujourd'hui professeur de philosophie, auteur de plusieurs ouvrages, dont "Aux origines du conflit israélo-arabe, l'invisible remords de l'Occident (L'Harmattan, 2002).

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