Regina Louf :« Je N'oublierai Jamais Mes Violeurs. La Plupart Sont Des Hommes Riches Et Importants. »
Presque quatre ans se sont passés depuis que j'ai publié mon témoignage pour la première fois en 1998. Les dossiers ‘X' venaient tout juste d'être anéantis par le système judiciaire et la presse les considérait comme inutiles. Les témoins ‘X' étaient décrits comme des personnes lunatiques, voire des conspirateurs qui avaient l'intention de faire tomber le gouvernement. Mon histoire a été publiée en français et en néerlandais, les deux langues principales en Belgique. Le temps a passé. Certaines choses ont changé. D'autres, pas.
Tony, mon premier proxénète, aura bientôt soixante ans. Je sais qu'il continue à abuser des enfants en Belgique, aux Pays-Bas, en Allemagne et probablement dans d'autres pays encore. Il a maintenant une affaire en Pologne, mais je ne sais pas combien d'enfants ont disparu là-bas. Il a acheté une caravane. Ce domicile roulant anonyme, non identifiable doit rendre beaucoup plus aisé le viol d'enfants ou les rendez-vous avec d'autres pédophiles dans les parkings et le long des autoroutes. Il n'est plus obligé de louer d'appartements, il est à présent mobile et rapide, plus en sécurité et mieux équipé que jamais. Aucun de mes abuseurs, à part Tony à qui j'ai été confrontée à la BSR de Gand, n'a jamais été puni, ni même interrogé par la police. Tony avait alors avoué m'avoir violée à l'âge de douze ans et m'avoir louée à d'autres, mais on l'a laissé partir.
Les policiers, travaillant pour Patrick De Baets , qui étaient sur le point de découvrir et de prouver l'existence du réseau auquel j'ai appartenu, ne travaillent plus aujourd'hui comme enquêteurs, sauf Danny. Certains n'ont pas pu supporter le harcèlement de leurs collègues et de leurs supérieurs et ont quitté la police, d'autres sont partis – ou ont été mutés – vers d'autres fonctions, comme Patrick qui enseigne à présent les techniques d'interrogatoire à l'école de police. Il refuse de travailler encore pour notre système judiciaire. Patrick et son équipe ont été accusés d'avoir manipulé l'enquête, dirigeant les aveux des témoins, déformant les preuves, favorisant une conspiration. Ils sont maintenant lavés de tout soupçon. Il était en effet pratiquement impossible de falsifier mon témoignage puisque toutes les interviews ont été filmées par différentes caméras, justement dans le but de prouver qu'il n'y avait pas de prompteur indiquant les ‘bonnes' réponses, ou quelqu'un les écrivant sur un tableau. La nouvelle équipe d'officiers de police, qui avait pour tâche de détruire mon témoignage, l'a détourné de telle façon qu'il est devenu sans danger pour les abuseurs. Ils n'ont jamais été accusés d'aucune faute. J'ai déposé une plainte qui attend toujours de passer en jugement. Et ces mêmes enquêteurs, qui ont acquis de l'expérience grâce à mon cas, travaillent maintenant à la Cellule pédophile de Bruxelles et interrogent d'autres victimes ! Ces mêmes personnes qui pensaient que j'étais une enfant prostituée parce que j'aimais ça.
Le Procureur Bourlet est toujours là. C'est un homme bien, mais il ne reçoit aucun soutien. Les autres districts judiciaires de Bruxelles, Gand et Anvers ne coopèrent pas. Cette attitude est clairement démontrée par le refus de Gand de réaliser une autopsie du crâne de Carine Dellaert afin de déterminer l'exact moment de sa mort et aussi par le refus de Bruxelles d'installer sur le véhicule de Tony un appareil relié à un satellite pour pouvoir le pister à travers l'Europe, comme je l'ai déjà décrit. Tout cela amoindrit considérablement l'espoir d'élucider l'affaire Dutroux. Six ans après son arrestation, Marc Dutroux est toujours en prison dans l'attente de son procès et toutes les voies possibles pouvant prouver qu'il était en lien avec un réseau pédophile sont systématiquement négligées. Une vingtaine de témoins potentiels ont été assassinés. Les parents de Mélissa, une des petites filles assassinées, ont récemment décidé de ne pas être présents au procès parce que, malheureusement, son issue est déjà connue : Dutroux aurait agi seul et n'aurait rien à voir avec un réseau. Mais à ce moment-là, pourquoi a-t-il construit une cage dans sa cave, pourquoi recevait-il de l'argent sur son compte en banque après les kidnappings, et qui a violé les petites filles pendant qu'il était en prison ? Pas de réponse. Et tous les témoignages et autres preuves qui établissaient un lien entre lui et Michel (‘ Mich ') Nihoul n'ont pas été considérés sérieusement.
L'affaire Dutroux était au départ reliée avec les enquêtes sur les réseaux pédophiles. Mais Marc Dutroux est en prison depuis déjà six ans et son procès ne peut être éternellement remis, parce qu'alors la Belgique serait à nouveau condamnée pour la détention excessive d'une personne sans jugement. Le retard a été causé par l'énorme manque de main-d'œuvre et d'énergies qui ont plutôt essayé de cacher l'existence de réseaux et tenter de prouver que les témoignages ‘X' étaient sans valeur et inutilisables.
Mais le Procureur Bourlet a finalement été autorisé à dissocier l'affaire des réseaux pédophiles de l'affaire Dutroux et de traiter les réseaux séparément. Cela laisse une petite chance aux témoignages ‘X', dont le mien, d'être un jour utilisés. Et j'espère qu'ils se serviront de mon témoignage original et pas du falsifié. Mais bien sûr, du fait de durées de prescription différentes, seuls les meurtriers pourraient être interrogés.
Les journalistes qui ont écrit des choses invraisemblables à mon égard, qui ont cité les témoignages falsifiés et ont causé beaucoup de problèmes, pas seulement à mon égard, mais également à l'égard des autres victimes et témoins, ont été acquittés en justice sous prétexte qu'ils « avaient confiance en leurs sources » !
Mes parents avaient demandé un droit de visite à mes enfants, mais ma mère mourut en décembre 1998. Mon père, qui avait aussi abusé de moi et avait, de plus, avoué au tribunal avoir été au courant des agissements de Tony, a été gratifié de deux heures de visite par mois à ses petits-enfants – supervisées, Dieu merci ! Cette décision a été prononcée en mai 2000 par le Tribunal de la Jeunesse.
Je n'oublierai jamais mes violeurs. La plupart sont des hommes riches et importants, mais beaucoup sont inconnus du grand public. Certains d'entre eux passent à la télévision de temps en temps, ça me blesse de constater qu'ils sont encore invités à de grands événements officiels ou ont même été anoblis récemment. ‘Pépère' est mort en 2001. J'ai vu ses funérailles au journal télévisé. Si les gens savaient ! Et, il y a quelques mois, un autre violeur important est mort, je l'ai vu aussi aux informations télévisées. Va-t-il falloir attendre qu'ils soient tous morts avant de penser à les poursuivre en justice ? Je suis convaincue que mon réseau est toujours opérationnel.
Durant mes auditions, j'ai expliqué les liens entre mes différents violeurs, des choses que personne d'autre ne pouvait savoir. Quand l'équipe De Baets a analysé ce que je connaissais de leurs entreprises, leurs contrats etc., ils ont dû admettre que tout était correct. Je connaissais leurs hobbies, leurs clubs de loisirs, leurs maisons de vacances, comment ils avaient l'habitude de ranger leurs affaires dans leurs voitures luxueuses. Je pouvais décrire leurs yachts, souvent utilisés pour des croisières avec des personnalités. J'ai moi-même participé à plusieurs de ces croisières. J'ai dit à la police où certains d'entre eux avaient appris à manier les arbalètes qui étaient utilisées pendant les chasses aux petits enfants dans les parcs des châteaux. Rien de tout cela n'était su par le public, ni par les journalistes, ni même par les policiers. Pourtant, quand ils vérifiaient mes dires, tout était juste. Je pourrais continuer à écrire des pages et des pages de détails que notre système judiciaire, la police ou les journalistes ne pourraient expliquer. Mais ils n'admettront jamais que j'ai été témoin de tout cela, j'en suis sûre, car les conséquences seraient énormes.
J'ai le sentiment désagréable que le discrédit jeté sur mon témoignage et sur l'équipe de policiers qui approchaient les violeurs, a été orchestré pour protéger notre petit pays, notre crédibilité. Pourtant, la Belgique est assez forte pour pouvoir se débarrasser d'un groupe de pervers. Nous avons ici des personnes brillantes, travailleuses et très compétentes et une nouvelle génération de jeunes politiciens honnêtes. Qu'attendent-ils pour nettoyer les écuries d'Augias ?
J'ai fait de mon mieux. J'ai parlé au lieu de me taire. J'ai témoigné et j'ai sacrifié ma vie privée, mes sentiments et mes souvenirs les plus intimes. Je me suis battue à la télévision et dans la presse écrite. Même quand certains médias m'accusaient d'insanités, d'être une menteuse vicieuse et une conspiratrice, j'ai continué à dire ce qui s'était passé, et je n'arrêterai jamais. Je n'abandonnerai pas mes amis et les enfants qui, aujourd'hui, subissent encore les mêmes sévices. Je suis convaincue qu'il suffit parfois d'une seule personne pour que les choses changent.
Je ne parle pratiquement plus aux journalistes belges. Le pouvoir en place les a bâillonnés. Mais de plus en plus de journalistes étrangers d'Europe et des Etats-Unis m'appellent à présent et me demandent ce qui peut bien se passer en Belgique. Ils sont tous très choqués à la lecture de mon histoire et quand ils constatent la réalité virtuelle produite par notre système judiciaire. Le 5 mai 2002, la BBC a présenté un excellent film sur l'affaire Dutroux. Il s'appelait ‘Les Dossiers ‘X' de la Belgique.' Il a été réalisé par Olenka Frenkiel et a clairement démontré l'entreprise de dissimulation qui avait lieu. Il contenait une interview de Rudy Hoskens, l'un des adjoints de Patrick De Baets, qui dit avec force que toute l'équipe avait reçu l'ordre soudain d'arrêter les investigations. Il estime qu'ils étaient fort proche de quelques réalités inaccessibles pour le grand public. J'étais très reconnaissante à l'égard d'Olenka Frenkiel de m'avoir permis de parler et d'expliquer brièvement que mon témoignage avait été détruit parce que trop de gens importants étaient impliqués dans les réseaux. Au moins, la BBC n'a pas pensé que j'étais folle. Le film a également été diffusé plusieurs fois sur BBC WORLD. Je dois mentionner que, lorsque l'équipe de la BBC est rentrée en Angleterre après le tournage, leurs valises avaient été ouvertes. Etait-ce pour trouver les cassettes ou était-ce juste une coïncidence que les seules valises à avoir été fouillées dans cet avion leur appartenaient ? FR3, en association avec la télévision suisse TSR, vient de réaliser un moyen-métrage sur mon histoire. Patrick Benquet, le réalisateur, et les journalistes Pascale Justice, William Heinzer et Marie-Jeanne Van Heeswyck ont travaillé en vrais professionnels, rigoureux et attentifs, respectueux des faits et des personnes. Leur travail est important pour moi : beaucoup de Belges regardent cette chaîne et pas mal de téléspectateurs seront étonnés de voir des observateurs intègres prendre des hypothèses de travail à ce point éloignées de la vérité officielle véhiculée par la quasi-totalité de leurs médias.
Les gens qui enquêtent sur les pédophiles riches et bien placés sont toujours harcelés. Marcel Vervloesem du Groupe Morkhoven, une organisation luttant contre la pédophilie sur internet, a vu sa maison fouillée une trentaine de fois en deux ans. Il a démasqué Gerry Ulrich, le pédophile hollandais. Dans sa maison, à La Haye, la police hollandaise a trouvé en 1998 plus de 50 000 photos d'enfants torturés de manière insoutenable. Cela a été montré sur CNN. Certaines personnes aimeraient faire arrêter Marcel Vervloesem en prétextant de trouver de telles photos chez lui afin de prouver qu'il est, lui aussi, pédophile.
A ma très grande surprise, la chaîne de télévision néerlandophone VRT a montré le film de la BBC en juin 2002 et Olenka Frenkiel a été interviewée à propos de son film le 20 juin sur cette même VRT. Elle a clairement déclaré qu'il était évident que le cours normal de la justice n'avait pas été suivi pour l'affaire Dutroux à cause d'un grand nombre d'interventions inopportunes. J'ai été impressionnée de voir que la VRT prenait ce risque et j'espère que les journalistes qui ont permis à Olenka Frenkiel de s'exprimer ne seront pas inquiétés ou harcelés, comme cela a été le cas pour d'autres journalistes. Ou alors, les gens commenceraient-ils à me croire maintenant ?
Je me souviendrai toujours de mon amie Clo, son sourire, mais aussi ses larmes et sa mort. Elle me manque encore tous les jours et parfois je vais sur sa tombe. Je n'oublierai jamais les cris, les hurlements, les supplications ou les larmes silencieuses de toutes les autres victimes. A toutes les victimes je dis : je vous respecte profondément. Je vous honorerai toujours. Vous étiez ma voix, ma force, et mes raisons de parler. Je salue chacun d'entre vous.
Et finalement, à mon mari, mes enfants et mes amis : avec une patience incroyable, vous m'avez tous rendu confiance en la vie, confiance en moi. Vous avez soigné mes plaies. Vous êtes ma raison de vivre et de continuer. Même en cent ans, je ne serais pas capable de vous rendre tout ce que vous avez fait pour moi, mais je peux dire merci, merci, et encore merci. Je vous aime tous très fort.
J'ai encore l'espoir que nous pourrons faire quelque chose. Mahatma Gandhi, Martin Luther King, Nelson Mandela et bien d'autres grands êtres humains ont dû traverser d'énormes souffrances pour obtenir la liberté de leur peuple. Mais ils n'ont jamais laissé tomber, ils ont accepté de risquer leur vie, de braver la mort. Mon peuple, ce sont tous les enfants qui ont été torturés et abusés. Et moi aussi, j'ai un rêve : qu'un jour, les enfants seront libérés de la torture et des abus sexuels de pédophiles qui ne valent même pas la poussière de leurs chaussures.
Regina Louf. 2002. Extrait de son livre ‘Silence, On Tue Des Enfants !' (Editions Mols)