"Je n'imaginais pas à quel point ça pouvait être réparateur" :
au procès de Joël Le Scouarnec, l'effet cathartique du témoignage pour les victimes
Pendant dix semaines, les parties civiles se confient devant la cour criminelle du Morbihan. Sur les 299 victimes directes de l'ex-chirurgien, près des deux tiers ont choisi de témoigner. Deux d'entre elles racontent le sentiment de délivrance qui les a traversées à l'issue de leur déposition.
Article rédigé par Juliette Campion
France Télévisions
Publié le 22/03/2025
Virginie, au moment de sa déposition au tribunal de Vannes, face à la cour criminelle du Morbihan, le 6 mars 2025.
Leur passage à la barre, Olympe * et Virginie l'ont imaginé des dizaines de fois. Terrifiées et impatientes. Animées par l'espoir de mettre des années de souffrances derrière elles. Une adolescence marquée par l'échec scolaire, l'anorexie et de multiples tentatives de suicide pour Olympe, 36 ans, qui a vécu dans la haine d'elle-même après son opération à 13 ans par Joël Le Scouarnec . L'ex-chirurgien a profité qu'elle soit hospitalisée sous anesthésie générale pour la violer. Quand les gendarmes lui annoncent en 2019 que son nom apparaît dans les carnets du pédocriminel , cette mère de trois enfants éprouve "une délivrance" . Elle avait "l'intime conviction d'avoir subi des sévices sexuels" sans toutefois en avoir "aucun souvenir concret" .
La même année, ils contactent Virginie et lui apprennent qu'elle a probablement été violée elle aussi, à l'âge de 9 ans, alors qu'elle était opérée pour une appendicectomie. Cette aide-soignante et mère de deux enfants, qui portait en elle "un mal-être, une douleur qui [lui] trottait dans la tête", sombre alors dans une dépression sévère. Elle prend plus de vingt kilos et passe plusieurs mois hospitalisée en psychiatrie, à sa demande. Aujourd'hui âgée de 45 ans, Virginie a fini par remonter la pente, petit à petit.
Mais l'approche du procès, qui s'est ouvert le 24 février au tribunal judiciaire de Vannes (Morbihan), l'a de nouveau fragilisée. "J'étais terrifiée, je faisais des insomnies. L'idée de me confronter à lui me mettait dans un état de nervosité intense", relate la quadragénaire à franceinfo. Même anxiété pour Olympe, dans un état de stress tel qu'elle se retrouve en proie à "des pertes de mémoire, des absences" . " Je n'étais plus du tout focalisée sur ma vie comme d'habitude", se souvient la trentenaire.
La difficile attente avant de pouvoir témoigner
Les deux femmes n'avaient plus qu'une date en tête : celle de leur déposition devant la cour criminelle du Morbihan. Dans ce procès-fleuve , dix semaines sont consacrées aux témoignages des victimes directes et de leurs familles, de début mars à mi-mai. Sur 299 parties civiles, près des deux tiers vont témoigner, entendues par ordre chronologique des cliniques et hôpitaux fréquentés par Joël Le Scouarnec, pour des faits s'étalant de 1986 à 2014. L'immense majorité étaient mineures au moment des faits.
Pour celles et ceux qui passent dans les dernières semaines, "le sentiment d'attente est dur à gérer", observe l'avocate Romane Codou, qui représente quinze parties civiles. La plupart sont venues les dix premiers jours du procès, pour assister aux premiers interrogatoires de l'accusé , aux témoignages de ses proches et des enquêteurs . Elles ont été "très déstabilisées" par ce qu'elles ont entendu et ont eu "beaucoup de mal à reprendre le cours de leurs vies", pointe l'avocate. Elles sont "épuisées mentalement" et tentent "de garder leurs forces" pour leur témoignage devant la cour.
Un besoin de raconter "pour passer à autre chose"
Aussi, Virginie et Olympe ont été soulagées d'apprendre qu'elles figuraient au début de l'ordre de passage. La première a pénétré le 6 mars dans la salle d'audience grise, à l'atmosphère lourde. Elle s'est avancée derrière le pupitre. Face à elle, la présidente, Aude Buresi, et les cinq magistrats professionnels de la cour criminelle. Posté à quelques petits mètres, assis à sa gauche, son agresseur, crâne dégarni et lunettes sur le nez. "J'ai eu du mal à le regarder", se souvient Virginie, la voix encore tremblante. Et puis, malgré les larmes, elle s'est lancée.
"J'ai exprimé tout le mal que ça m'a fait, tous les dégâts sur ma vie, sur mon corps, sur ma famille."
"Après, j'ai répondu aux questions de la présidente, très empathique, très douce", souligne la quadragénaire brune au visage rond. Tout au long de sa douloureuse déposition, pendant plus d'une heure, son mari Arnaud l'a soutenue, se tenant à ses côtés.
Olympe est venue seule, le 12 mars. Jusqu'à la veille, elle a hésité à demander le huis clos, à l'image d'une partie des victimes, minoritaires cependant, qui n'ont pas souhaité que le public et la presse aient accès à l'intimité de leurs dépositions. "Mais j'ai estimé que ce n'était pas à moi d'avoir honte" , glisse la trentenaire. Cette blonde aux yeux bleus a livré d'une traite le récit de son parcours chaotique. "J'avais besoin de raconter ce que j'avais vécu pour que mon histoire reste dans cette salle et que, une fois terminé, je passe à autre chose", souffle-t-elle quelques jours après au téléphone.
"Ça m'a fait un bien fou !"
A l'issue de sa déposition, la jeune femme reçoit "une vague de soutien" de la part de ses avocates, de journalistes et de gendarmes, qui la félicitent chaleureusement. "Je ne m'y attendais absolument pas !", rapporte Olympe, encore sidérée. Son témoignage est repris à la radio, dans les journaux, y compris sur la manchette de Ouest-France , exposée "sur les petits panneaux à l'entrée du bureau de tabac" où son conjoint se rend le lendemain.
Cette médiatisation a entraîné chez elle un "étrange sentiment de dépossession ". Mais heureusement, la pression médiatique est rapidement retombée.
"Aujourd'hui, j'éprouve un sentiment de soulagement, de fierté, de me dire que j'ai réussi à le faire. Le lendemain de mon passage, je me suis offert un bracelet avec une émeraude, synonyme de renaissance et de renouveau."
Même ressenti pour Virginie, qui était pourtant persuadée qu'être confrontée à son agresseur créerait chez elle "beaucoup de malaise, de tristesse, de dégoût" . "Et c'est tout le contraire : ça m'a fait un bien fou ! Je me sens beaucoup mieux dans mes baskets, beaucoup mieux dans ma tête, je peux lire des articles sans pleurer. J'en suis ressortie plus forte" , relate-t-elle avec enthousiasme, loin de l'anxiété de l'avant-procès. Et d'ajouter : "Je n'imaginais pas à quel point ça pouvait être réparateur."
"Reprendre le pouvoir à la barre"
Leur avocate, Louise Aubret-Lebas, se réjouit de cet élan de résilience. Cette Vannetaise représente seize victimes directes de Joël Le Scouarnec et encourage fortement chacun et chacune à témoigner à la barre. Elle sait combien ce moment peut être traumatisant et douloureux pour les victimes qu'elle accompagne habituellement. "Mais dans ce procès, c'est l'inverse", car ses clients ont eu le temps "de digérer, de faire un travail sur leur trauma". Et, plutôt que de les fragiliser, la confrontation avec leur agresseur agit sur eux comme une "catharsis" , étape à part entière de leur reconstruction.
Sa consœur Francesca Satta est du même avis : les victimes qu'elle représente "ont su reprendre le pouvoir à la barre" . Après avoir subi les agressions de l'ex-chirurgien étant enfants, dans une impossibilité totale de répondre, elles apparaissent aujourd'hui "droites dans leurs bottes, capables de lui dire ce qu'elles pensent" . Ce qui sera réparateur pour la dizaine de parties civiles qu'elle accompagne, "c'est avant tout qu'il reconnaisse ce qu'il a fait exactement" . Jusqu'ici, Joël Le Scouarnec n'avait cessé d'osciller au gré des audiences, entre une reconnaissance totale des faits et une forme de déni, en particulier concernant les victimes masculines, se retranchant parfois derrière un simple "geste médical".
Jeudi, l'ex-chirurgien a toutefois amorcé un virage dans son positionnement en reconnaissant l'intégralité des viols et agressions sexuelles commis sur les 299 victimes. Cette avancée majeure pourrait constituer un soulagement pour celles-ci, alors que s es dénégations étaient apparues comme "une source de stress énorme" , estimait l'avocate Nathalie Ferreira de Sousa, qui y a vu "une violence supplémentaire" de la part de l'ex-chirurgien. Face aux enquêteurs, il n'avait reconnu les faits que pour trois des cinq victimes qu'elle représente. "Cela a énormément joué sur la volonté ou pas de déposer" , rapporte-t-elle.
"Cette histoire ne nous a pas éteintes"
L'avocate tient tout de même à leur faire des comptes rendus réguliers des audiences, pour leur montrer "la bienveillance de la cour" et, peut-être, les faire changer d'avis. "Ici, ils ne seront pas un nom au milieu des autres : ils feront partie d'un groupe. On se sent vraiment ensemble dans le même bateau dans ce procès" , souligne-t-elle.
Un sentiment partagé par Olympe et Virginie, qui ont désormais la sensation d'avoir intégré une communauté. Virginie et les trois autres femmes entendues le même jour se sont tenu les mains, se sont encouragées, au milieu de leurs larmes communes. La quadragénaire dit avoir senti "cette même détresse qui nous liait, mais aussi cette même force". Depuis, avec ses "sœurs de cœur" , elles s'écrivent, prennent des nouvelles les unes des autres, affrontent ensemble l'immense fatigue de l'après-déposition.
Olympe partage ce sentiment de grande proximité émotionnelle avec les autres victimes qu'elle a croisées au procès, dans les jours qui ont précédé son témoignage. "Elles en savent plus sur ma vie en quinze jours que certaines personnes de mon entourage en 36 ans" , relève-t-elle. Vendredi soir dernier, elle a attendu l'une de ses nouvelles amies à la sortie de l'audience. "On est allées boire un verre, on a rigolé. On dédramatise, on se lance des vannes. Aujourd'hui, on sourit, on voit la vie du bon côté. Cette histoire ne nous a pas éteintes."
*Le prénom a été modifié