Alain Juppé ou la tentation de l'Élysée.

Le 20 août 2014

Par Dominique Jamet.

Il ne traîne ni odeur de linge sale ni casseroles, ce qui n'est pas donné à tout le monde.

Droit et peut-être même un peu psychorigide dans ses bottes, froid de tempérament et peut-être même un peu glacial mais dépourvu de fluide, énarque et normalien, c'est-à-dire technocrate et pourtant cultivé, réunissant la morgue du haut fonctionnaire et la finesse du littéraire, loyal jusqu'à se sacrifier sans mot dire et sans maudire l'égoïste désinvolte, menteur et ingrat dont il assumait et payait les fautes et les délits. Chirac – car c'est bien entendu de celui-ci qu'il s'agit – se l'était une fois pour toutes attaché en le proclamant « le meilleur d'entre nous » comme un général décorerait sur le front des troupes le vieux briscard qui lui a sauvé la vie et se tiendrait quitte de toute autre preuve de reconnaissance.

Le curriculum vitae d'Alain Juppé est brillant, incontestablement : ministre du Budget, ministre de la Défense, ministre des Affaires étrangères, Premier ministre, président du RPR, président de l'UMP et depuis dix-neuf ans maire de Bordeaux où chacun reconnaît ses réalisations. Il est donc permis de le croire lorsqu'il assure qu'il a épuisé les charmes trompeurs des honneurs politiques, et davantage encore lorsqu'il avouait que les incidents de parcours qui ont jalonné sa carrière – échec cuisant de sa réforme de la Sécurité sociale, affaire de l'appartement de son fils, condamnation portant inéligibilité, défaite aux législatives – avaient failli plus d'une fois le faire succomber à la « tentation de Venise ».

Quoi qu'il en soit, on ne sait quelle timidité, pusillanimité, modestie, timidité, scepticisme l'avaient toujours empêché, sur le plan national, de sortir du rôle de très brillant second et de s'avancer sur le devant de la scène pour y prendre la parole en son nom propre et revendiquer le premier rôle et la première place. C'est chose faite depuis hier. À soixante-neuf ans, Alain Juppé s'émancipe. Le voilà enfin grand garçon : il était temps. Le même homme qui avait toujours trouvé de bonnes raisons de s'effacer devant d'autres qui ne le valaient pas, moralement ou intellectuellement, annonce sans fausse honte et sans se soucier des réactions d'autres candidats potentiels ou déjà déclarés son intention de briguer l'investiture de son parti aux primaires de l'UMP et son objectif : la présidence de la République.

Il est vrai que les circonstances ne lui ont jamais été aussi favorables. Oubliée l'impopularité si longtemps attachée à son nom, Juppé est aujourd'hui le dirigeant de droite le plus populaire auprès de l'ensemble des Français, et le seul au sein de l'UMP à talonner Sarkozy. Il peut disputer à ce dernier la stature d'homme d'État. Il a eu l'intelligence et l'élégance de rester en dehors et au-dessus des querelles de chiffonniers et des relents de cuisine qui ont agité et discrédité son parti. Il ne traîne ni odeur de linge sale ni casseroles, ce qui n'est pas donné à tout le monde. Mais surtout, il n'est pas tombé comme Sarkozy lors de sa campagne de 2012 et comme Fillon, démentant ses origines et son passé, ces dernières semaines, dans le piège de la droitisation qui réduit l'un et l'autre à se disputer au premier tour un électorat déjà massivement séduit et attiré par Marine Le Pen et les prive des renforts qui pourraient leur venir du centre. Alain Juppé est le seul aujourd'hui à ratisser large, et à pouvoir tout à la fois compter sur les voix traditionnelles de l'UMP et sur l'ensemble des suffrages centristes que François Bayrou est prêt à lui servir sur un plateau. Bien mieux : s'il se qualifie pour le second tour, l'électorat de gauche se reporterait sur lui plus facilement et plus massivement que sur l'ancien président de la République et son ancien Premier ministre.

Ce n'est donc pas sans avoir pesé ses chances, assuré ses arrières et médité son coup que M. Juppé a enfin cédé à la tentation de l'Élysée qui le démangeait depuis quelque temps. Ce n'est pas à un vieux sage que l'on apprend à faire la grimace.

Source : 'Boulevard Voltaire'.

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