Michel Roussel : « Que l'adjudant Roussel ait finalement été contraint de partir compte peu. Seules importent les enquêtes. »

            C'est une photo. Une scène de crime. La dernière victime de Patrice Alègre. Isabelle. Son corps est nu. Un corps ? L'appartement a brûlé. Ses yeux sont clos. Mais sa bouche. Ouverte. Cette bouche qui hurle. Qui veut hurler.  La douleur, l'effroi, l'air qui manque. Et ce visage de suppliciée. Patrice Alègre était sur elle. Il la sodomisait. Il l'étranglait. Elle s'est évanouie. Quelques instants de répit. Mais la douleur l'a réveillée. La souffrance a vaincu la grâce de l'inconscience. A-t-elle imploré la mort de venir quand il l'a suppliciée, lui faisant subir des outrages que je ne saurais décrire ? Et puis la mort a fini par avoir pitié d'elle. Elle l'a arrachée aux mains du bourreau. La photo ne dit pas si, à l'instant ultime, on sait que l'on va mourir.

            J'écris aussi pour Laure. Son corps est cambré en arrière. Sa tête penche, la gorge déployée. Sa main droite repose sur son bas-ventre. Ses yeux sont grand ouverts. L'avant-bras gauche est étrangement plié, sa main revient en offrande vers son visage. C'est une pose d'artiste, de danseuse dans un ballet moderne et tragique. Le corps est allongé sur la mousse, au milieu des feuillages. Laure est nue, elle aussi. Je regarde la photo et je peux croire qu'elle va tendre ce visage, déployer son buste, esquisser un arrondi du bras et se relever souplement dans la verdure. Paradoxalement, une ode à la féminité. Mais Laure est morte. Pourtant, nul ne peut mourir dans cette position. Ce n'est pas un cadavre, c'est un corps qui implore. Patrice Alègre ne lui a pas accordé son pardon. Le corps de la danseuse a été violé, torturé, martyrisé. Une ancienne photo : comme elle est heureuse ! Elle porte un jean, un pull-over beige, un blouson noir de tissu. Un grand sourire éclaire son visage. Laure avait dix-neuf ans quand le tueur lui a pris la vie.

            Je veux écrire pour Line. Line est belle à vingt ans. Sur la photo elle a l'air d'une étudiante timide. Les cheveux courts, la lourde frange noire sur les yeux. Léger sourire aux lèvres. Sur un autre cliché : son visage émacié par l'abus de drogues, son cou trop long, son regard qui doute. De nouveau une scène de crime. Une serviette de bain blanche dissimule à peine un cadavre. Celui de Line, coincé entre le bac à douche et le lavabo, dans une chambre de l'hôtel de l'Europe, une nuit de janvier 1992. Qui l'a cognée, l'a violée ? Qui étaient les complices, les témoins ? Line a hurlé. Qu'a-t-elle cru, Line ? Que ses compagnes d'infortune la tireraient de là ? Que ses cris alerteraient le voisinage ? Personne n'a eu suffisamment pitié d'elle. Qui l'a étranglée ? Est-ce Patrice Alègre, comme l'affirment certains témoins ? Ou un autre ? Je veux écrire pour Line parce que ça l'aurait peut-être réconfortée : j'aurais voulu qu'elle sache qu'un jour, plus de dix ans après sa mort, quelques-uns d'entre nous se sont intéressés à elle, enfin. A sa pauvre vie

massacrée. J'aurais aimé qu'elle apprenne que, même putain, même droguée, même avilie, on a cherché son assassin. Que Line a eu droit à la justice des Hommes.

            La liste des victimes qui me hante est longue. Ce qu'ont vécu Laure Martinet, Valérie Tariotte, Martine Matias, Mireille Normand, Emilie Espès, Isabelle Chicherie, Josette ¨Poiroux, Josette Legoy, Line Galbardi, Claude Martinez, Hélène Rodes, Françoise D., Hadja Ben Youssef, Valérie Réorda, Marie Lombrassa, Suzanne Mortessagne doit rester ancré dans les mémoires. Ce que sont devenues les disparues, Hélène Loubradou, Corinne Lazzari, Martine Escadeillas, Anne-Marie Nayral de Puybesque et tant d'autres encore, enfants, adolescents ou adultes, doit nous pousser à chercher, encore et toujours.

            Ces scènes de crime, je ne m'y suis jamais habitué. Je me suis même demandé si je devais les publier. Quoi de plus parlant ? J'y ai renoncé, par égard pour ces victimes, pour leur famille, quand bien même celles-ci m'y auraient autorisé. Les mots, paraît-il, peuvent dire aussi bien l'horreur, la révolte, la peine, le dégoût et la rage. J'écris pour les victimes violées, torturées, massacrées, étranglées. J'écris pour toutes les disparues qui ont peut-être eu le malheur de croiser le chemin d'un tueur. Pour toutes celles à qui un assassin a pris la vie. J'écris pour que jamais l'oubli ne vienne.

            Que puis-je dire à leurs familles auxquelles la justice n'apportera pas l'apaisement ? Que j'ai fait de mon mieux. Que j'ai travaillé autant que j'ai pu. Que j'ai partagé leur douleur, ou plutôt l'écume de leur douleur, puisque personne, jamais, ne pourra ressentir leur souffrance : ils sont les mères, pères, sœurs, frères, oncles ou tantes et même les enfants de celles et ceux qui sont morts martyrisés, qui ont disparu.

            Après le procès de Patrice Alègre en février 2002, les parents de Laure Martinet nous ont invités chez eux, Daniel Soucaze, qui a dirigé l'enquête sur la mort de leur fille, et moi. Avec le père de Laure, qui n'a pas manqué un jour d'audience, avec sa mère qui, depuis janvier 1990, ne sort chaque jour de chez elle que pour fleurir la tombe de sa fille, nous avons bu du champagne. Le procès avait déçu les Martinet. Comme toutes les parties civiles, ils attendaient des réponses à leurs nombreuses questions. Mais Patrice Alègre ne leur a même pas fait ce cadeau, lui qui pourtant n'avait plus rien à perdre. Avant que nous ne prenions congé, le père et la mère de Laure ont voulu, je pense, nous assurer de leur reconnaissance et de leur confiance. Ils nous ont livré leur âme, ouvert la porte du sacré : la chambre de leur fille. Depuis la mort de Laure, rien n'a bougé. Ses objets, ses draps, son lit, tout attend son retour. C'est un sanctuaire. Laure ne reviendra pas.

            Cet instant dans cette chambre est gravé en moi à jamais. J'étais, je suis, un enquêteur qui ne s'est pas créé d'armure. Certains d'entre nous, dont le métier est de rechercher des meurtriers, se protègent. Telle est leur nature, ou leur volonté. Je n'ai pas cette nature et telle n'a pas été ma volonté. On m'en a parfois fais le reproche. J'en tire ma fierté.

            Depuis la création de la cellule Homicide 31, j'ai pris beaucoup de coups. Souvent de ma hiérarchie. Certains m'ont parfois juste sonné, d'autres laissé vraiment groggy. Jamais longtemps. Je n'étais pas seul. J'ai reçu le soutien des familles, de magistrats intègres, incorruptibles et courageux. Et puis il y avait à mes côtés les enquêteurs de la Cellule. Dans l'adversité ils m'ont toujours soutenu. Par de simples mots, pudiques, des paroles de réconfort, des attentions et surtout en persévérant, malgré toutes les embûches, dans leur travail. Un boulot de chien, difficile, souvent ingrat, qu'ils ont mené avec honneur et efficacité.

            Au long de ces enquêtes, où l'on croise des tortures, des cris, du sang, des meurtres, ils m'ont parfois adressé des reproches. Notamment celui de ne pas être assez disponible. Ils avaient sans doute raison. Mais ces enquêteurs, mes hommes, mes soldats, mes amis m'ont toujours accordé leur confiance. A eux aussi – Gilles Wispelaere, Jean-Jacques Quoniou, Philippe Dassibat, Christophe Moireau, André Aymerich, Stéphane Bonillo, Pascal Lambert, Bernard Morin, Eric Jézéquel – et à ceux qui n'ont fait qu'un bref passage au sein d'Homicide 31, je veux rendre hommage. Peut-être pourront-ils, encore un temps, poursuivre le combat, porter bien haut ce flambeau que j'ai choisi de passer. Que l'adjudant Roussel ait finalement été contraint de partir compte peu. Seules importent les enquêtes.

Michel Roussel. Extrait de son livre 'Homicide 31. Au coeur de l'affaire Alègre.' Janvier 2004.

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