Des parents d'enfants victimes de harcèlement scolaire
ciblés par des enquêtes sociales

Après le scandale des lettres menaçantes envoyées par le rectorat de Versailles à des parents d'élèves victimes de harcèlement, la cellule investigation de Radio France révèle que dans des cas similaires, des établissements scolaires ont initié des enquêtes sociales contre les parents.

Article rédigé par Cellule investigation de Radio France Laetitia Cherel

Radio France

Publié le 08/12/2023

Des porte-manteaux dans une école primaire de Cavaillon (Vaucluse). (ADELE BOSSARD / RADIOFRANCE)
Des porte-manteaux dans une école primaire de Cavaillon (Vaucluse).  (ADELE BOSSARD / RADIOFRANCE)

Ce matin du 16 août 2023, dans la torpeur des vacances, Béatrice est sous le choc. Cette mère de deux enfants, exerçant dans le milieu médical, reçoit une lettre à en-tête de son département.  "C'était un courrier officiel de l'aide sociale à l'enfance, nous informant que nous étions convoqués, mon mari et moi, suite à un signalement d'information préoccupante pour notre enfant. À ce moment-là, on tombe de dix étages" , se souvient-elle. Très inquiets, les parents cherchent en vain dans le courrier ce qui a motivé cette enquête. Ils l'apprennent quelques semaines plus tard, dans le bureau des deux assistantes sociales qui les reçoivent pour leur premier entretien organisé sans la présence de leur enfant.

C'est le collège où leur fille cadette, Marie*, âgée de 13 ans, a été scolarisée en classe de 5 e  jusqu'en juin 2023, qui a effectué un signalement au parquet pour  harcèlement scolaire , avec copie à la Cellule de recueil des informations préoccupantes (CRIP**). Le problème, c'est que leur fille n'est pas l'auteure des faits de harcèlement commis dans son collège, mais qu'elle en est la victime. Les assistantes sociales précisent aux parents qu'il ne s'agit pas d'une erreur. Elles sont bel et bien chargées de vérifier que les souffrances de leur fille ne sont pas dues à des violences familiales, et que ses parents font le nécessaire pour qu'elle aille mieux.

Eux rappellent alors les faits. Le harcèlement de Marie au collège remonte à début octobre 2022.  "Ma fille m'a parlé de difficultés rencontrées avec deux filles de sa classe. Ça se passait en cours de sport" , se souvient Béatrice. S'en suit un bras de fer qui va durer toute l'année entre les parents de la jeune victime et l'équipe éducative. La mère envoie des dizaines de mails pour alerter sur les faits subis par sa fille. La principale de l'établissement et le conseiller principal d'éducation (CPE) s'engagent à être attentifs, à mener une enquête au collège et à déclencher le dispositif de lutte anti-harcèlement. Mais selon les parents, rien ne se passe. Le harcèlement continue et le groupe de harceleuses grandit.  "Elles passent de deux à quatre filles à s'en prendre à Marie" , se souvient la mère. Au fil des semaines, sa fille va de plus en plus mal :  "elle commence à avoir des troubles du sommeil, à perdre du poids. Puis elle dit qu'elle ne veut plus aller au collège" , poursuit Béatrice. Mi-décembre, sa fille se scarifie le poignet avec des ciseaux.

Il faut attendre mars 2023, soit six mois plus tard, après que les parents ont contacté la plateforme téléphonique anti-harcèlement, pour que la direction du collège convoque les élèves mises en cause et menace de les expulser. L'une d'entre elles cesse de harceler Marie, mais les trois autres continuent, selon la mère de l'élève. La principale propose alors que sa fille change de classe. La mère refuse, arguant du fait que ce n'est pas à elle, victime, de le faire, mais aux jeunes filles qui l'agressent***. Mi-juin, Marie dit avoir des  "idées noires"  et affirme qu'elle va se jeter du haut du toit du collège. Sa pédopsychiatre la déscolarise jusqu'aux vacances d'été. Puis, sa mère porte plainte pour harcèlement.

Courrier notifiant les parents de Marie de l'ouverture d'une information préoccupante à leur encontre. (-)
Courrier notifiant les parents de Marie de l'ouverture d'une information préoccupante à leur encontre.  (-)

Quelques jours plus tard, le collège effectue un signalement pour harcèlement au parquet, comme le veut la loi, et met en copie  la cellule de recueil des informations préoccupantes de son départeme nt . C'est donc ainsi que les parents se retrouvent à devoir justifier devant des assistantes sociales qu'ils s'occupent bien de leur fille.  "Après une visite chez nous pour échanger avec nos deux enfants individuellement dans leur chambre, les deux assistantes sociales nous ont rassurés en nous disant qu'elles allaient demander un classement sans suite au parquet" , explique la mère, soulagée. Quant à la jeune Marie, elle a fait sa rentrée dans un nouveau collège. Cependant, la jeune fille a du mal à remonter la pente. Elle suit un traitement antidépresseur et fait régulièrement des séjours à l'hôpital pédopsychiatrique.

D'autres cas de signalements

Le cas des parents de Marie n'est pas isolé. La cellule investigation de Radio France a identifié plusieurs autres familles visées par des informations préoccupantes dont l'enquête a également été classée. Ainsi les parents de Mathilde* ont, eux aussi, reçu une convocation des services sociaux en 2021, après avoir alerté à de nombreuses reprises l'école primaire sur le harcèlement dont leur fille a fait l'objet pendant plusieurs mois au CP.  "À partir de la rentrée de 2020, elle se plaint régulièrement de se faire taper dessus, dans le ventre et au niveau des yeux, pendant les récréations, par deux camarades de classe" , raconte le père. Jusqu'à ce jour de mai 2021, lorsque sa mère va la chercher à l'école :  "Covid oblige, elle portait un masque, et canicule oblige, elle avait sa casquette" , précise-t-elle. Arrivée à la maison, elle s'aperçoit que sa fille a  "l'œil droit très gonflé, rouge et douloureux" . Les parents appellent l'école pour savoir ce qu'il s'est passé.  "On nous dit qu'il n'y a rien, et qu'ils nous l'ont rendue en bon état."

Excédé, le père porte alors plainte pour harcèlement.  "Il fallait que ça s'arrête,  explique-t-il.  Plusieurs fois, on avait averti que notre fille se prenait des coups dans le ventre et dans les jambes, qu'elle avait des traces de morsures et de griffures. Ce fameux soir où elle rentre avec l'œil au beurre noir, là, je dis stop, c'est trop."  De son côté, l'école maintient sa version. Le rapport d'incident que la cellule investigation de Radio France a pu consulter précise :  "Mathilde n'est venue se plaindre d'aucun incident auprès d'aucun enseignant de l'école. (…) Aucun autre enfant n'a rapporté d'incident. La maman est venue chercher Mathilde à 16h30 et n'a pas questionné la maîtresse au sujet d'éventuelles marques aux visages ou sur le corps."

Sensibilisation au harcèlement en milieu scolaire, ici à Perpignan le 22 avril 2022. (ARNAUD LE VU / HANS LUCAS)
Sensibilisation au harcèlement en milieu scolaire, ici à Perpignan le 22 avril 2022.  (ARNAUD LE VU / HANS LUCAS)

Quelques jours plus tard, l'école primaire transmet une information préoccupante aux services sociaux. Les parents reçoivent une convocation de l'aide sociale à l'enfance dans la foulée. Il y est écrit :  "Dans le cadre du code de l'action sociale relatif à la protection des mineurs en danger, une information relatant d'éventuelles difficultés que vous rencontrez avec votre enfant Mathilde, est parvenue à la cellule centralisée des informations préoccupantes du Conseil départemental de votre domicile. Mon service a été désigné pour évaluer avec vous la situation et vous proposer les éventuelles aides adaptées."

Aujourd'hui encore, le père est très choqué :  "J'étais en bas de l'immeuble. Ma voisine descend et me voit. Je ne suis pas dans mon état normal. Je lui montre la lettre. Elle me regarde et elle me dit   : 'Tu sais ce que c'est   ?' Je lui réponds   : ‘On m'envoie les services sociaux à la maison.'"  Les assistantes sociales organiseront plusieurs rendez-vous en dehors et au domicile des parents et interrogeront tous les membres de la famille, séparément et ensemble.  "C'est très intrusif , déclare la mère.  On nous demande de raconter notre parcours depuis notre enfance. Comment on s'est rencontrés. Notre vie de couple avant d'avoir nos enfants. Comment se sont passées mes grossesses. Comment étaient nos relations avec nos parents, nos relations avec l'école."

"On s'est sentis très rabaissés"

Les parents de Mathilde comprennent que le père est suspecté de violences sur sa fille. C'est indiqué sur la fiche de transmission rédigée par l'établissement scolaire que la cellule investigation de Radio France s'est procurée. Mais l'entretien entre les assistantes sociales et la fillette va tout changer :  "Le rapport de l'école précise que votre fille a peur des adultes. Or, nous avons constaté qu'elle rigole, parle, est à l'aise avec les adultes."  Une fois de plus, donc, l'affaire n'ira pas plus loin. Le rapport de classement indique que Mathilde apparaît comme une  "petite fille souriante" , qui s'exprime  "facilement" , que la préoccupation de ses parents est le bien-être de leurs enfants, qu'ils sont à l'écoute des conseils apportés par les professionnels. Le rapport conclut que le père n'est pas brutal avec sa fille :  "Les parents n'ont pas besoin d'un soutien éducatif" , peut-on lire.

Reproduction d'extraits issus du rapport d'information préoccupante concernant la situation de Mathilde, le 24/08/2021. (CELLULE INVESTIGATION / RADIOFRANCE)
Reproduction d'extraits issus du rapport d'information préoccupante concernant la situation de Mathilde, le 24/08/2021.  (CELLULE INVESTIGATION / RADIOFRANCE)

Les parents sont soulagés. Pour autant, ils portent plainte contre X pour dénonciation calomnieuse.  "On s'est sentis très rabaissés" , confie le père, qui a craint pendant l'enquête de perdre ses enfants.  "Quand on allait faire des courses , poursuit-il,  on avait l'impression que tout le monde nous regardait. Et que si on refusait aux gamines d'aller voir les jouets ou d'acheter des bonbons, les gens allaient appeler les services sociaux pour nous dénoncer."

Les enfants aussi s'inquiètent lorsqu'ils apprennent qu'une assistante sociale va venir chez eux.  "Ça veut dire qu'on peut nous placer dans une famille d'accueil   ?" , a demandé un autre petit garçon victime de harcèlement à ses parents qui ont eu la visite des services sociaux dans le cadre d'une autre enquête qui, elle encore, a été classée.

Des parents d'enfants "HPI" eux aussi ciblés

Des parents d'enfants "différents", car ayant un haut potentiel intellectuel (HPI) ou atteints de troubles de l'attention, en ont aussi fait la douloureuse expérience. De par leur différence, ces enfants sont souvent harcelés par d'autres élèves, comme le constate un pédopsychiatre parisien :  "J'ai eu plusieurs cas récemment d'enfants ayant des difficultés comportementales. Ils ont une impulsivité mal contrôlée et ils ne sont pas faciles à vivre pour les autres , nous dit-il.  Les parents n'ont pas été bien accueillis et la situation s'est retournée contre eux. Ils ont été suspectés d'être maltraitants et d'avoir généré la situation de leur enfant parce qu'ils seraient de mauvais parents. Et ça s'est terminé par un signalement et par une enquête sociale qui a été classée."

Contacté, le cabinet de Gabriel Attal, le ministre de l'Éducation nationale, a répondu par mail à la cellule investigation de Radio France :  "La situation que vous décrivez correspond à une réalité dont le ministre a conscience et qu'il désapprouve. Le ministère de l'Éducation nationale n'incite pas les chefs d'établissement à faire des informations préoccupantes sur les élèves victimes, bien au contraire" , nous précise-t-on.


(*) Les prénoms ont été modifiés

(**) La CRIP, cellule de recueil des informations préoccupantes, de chaque département est chargée de recueillir et d'évaluer toute information relative à un mineur en danger ou en risque de l'être. Toute personne, citoyen ou professionnel de l'enfance peut la saisir.

(***) La principale du collège de Marie étant décédée depuis les faits, l'académie ne souhaite pas communiquer sur ce dossier. Dans un mail que la cellule investigation de Radio France s'est procuré, la principale écrit en mars 2023 aux parents de Marie que l'établissement "met en œuvre le suivi de cette enfant au plus près de ses difficultés" et que la situation "est très complexe, bien qu'elle se soit stabilisée grâce à notre vigilance".

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