Par Michel Gasteau
Mercredi 6 mai 2015
Ceux qui se sont intéressés à l'affaire d'Outreau se souviennent que Florence Aubenas , alors journaliste à « Libération » avait suivi les débats devant la Cour d'assises de Saint-Omer au printemps 2004 et publié, avant même que l' affaire ne soit rejugée en appel devant la Cour d'assises de Paris, un livre intitulé : « La méprise - l'affaire d' Outreau -reportage » qui prenait, sans aucune réserve, parti en faveur des accusés et prétendait, en quatrième de couverture expliquer « pourquoi et comment la justice avait déraillé ».
"La Méprise" a été un véritable succès d'édition et il est vraisemblable que ce livre ait été lu par certains de ceux qui, quelques semaines après sa parution, ont été désignés comme jurés et ont jugé l'affaire en appel à Paris. Il n'est donc pas impossible qu'il ait, au moins pour une part, influencé leur vote.
Pus de dix ans après sa parution, le livre de Florence Aubenas, régulièrement réédité est encore en vente dans les librairies et il est certain que nombre de ses lecteurs considèrent toujours ce récit comme un reportage objectif de l'affaire et du procès de Saint-Omer.
On en est malheureusement très loin ; inventions, exagé rations outrancières et mensonges éhontés se trouvent sans peine au cours des pages.
Rappelons que l'ouvrage est intitulé « reportage » et non « roman » Or Florence Aubenas n'hésite pas à utiliser un rythme et des formulations qui laissent penser que soit elle rapporte des indications précises figurant sur des procès-verbaux d'instruction, ce qui n'est pas le cas, ou que soit elle était cachée dans le bureau du juge Burgaud pendant les interrogatoires ce qui est tout aussi inexact.
Ainsi, (p.48 de l'édition en livre format-poche Seuil « Points »de Septembre 2010) elle décrit le juge comme étant « un peu pressant »
(p.67) qu'il « sermonne »
(p.104) qu'il « n'est pas content »
(p.107) qu'il « est exaspéré » puis « adouci »
(p.156) qu'il « fait la tête »
Ailleurs elle précise qu'il est « irrité », « insistant » voire même « souriant »
Elle laisse penser aussi qu'elle était présente lorsque la mère de Thierry Delay, un des accusés, a été entendue par « des magistrats » puisqu'en page 72 elle écrit que celle-ci « ponctue chaque question d'un ouiiiiiiiiiiiiii strident et modulé comme le cri d'un oiseau ».
Comment ne pas croire d'ailleurs qu'elle était chez le juge lors d'un interrogatoire d'Aurélie Grenon puisqu'elle décrit (p.104) qu'une « une mèche vaporeuse a glissé doucement sur son front quand elle a encore dit non avec la tête ».
Elle était sans doute aussi présente chez Myriam Badaoui quand celle-ci, recevant des assistantes sociales leur a offert « du café clair comme du thé »(p.94)
Il est vrai que même quand Florence Aubenas est témoin direct d'un fait elle ne peut s'empêcher de broder : ainsi (p.224) elle rapporte que Madame Legrand , répondant à une question du Président de la cour d'assises de Saint-Omer qui lui demande si elle reconnait quelqu'un parmi les accusés, à part son mari et son fils, a répondu : « non, désolée ».
Mais cela ne lui suffit pas, aussitôt elle ajoute « elle n'ose pas le dire fort parce qu'elle sent que ça déplait, elle secoue la tête et agite une petite queue-de-cheval blonde, plantée haut sur le crâne comme un souvenir de ce qu'était la Françoise Legrand d'il y a longtemps, celle qui avait rencontré Daniel au bal, celle qui accrochait des rideaux neufs à la maison en location -vente, impatiente que la vie commence. Elle est soudain si petite, si vulnérable avec son sac serré contre elle, mais pas trop fort, à cause du sandwich dedans qu'elle ira manger sur un banc tout à l'heure »
On pourrait en sourire, se dire qu'on est plus proche d'un roman à quatre sous que d'un reportage judiciaire mais en réalité tous ces faux décors dressés par Florence Aubenas ne sont pas innocents, il ne s'agit pas simplement de rendre le récit plus vivant, il servent à créer artificiellement une atmosphère, à mettre en place des réflexes de sympathie pour les uns et de suggérer la méchanceté des autres.
Ainsi pour décrire (p.37) l'interpellation par la police de divers suspects et témoins faite le matin du 6 mars 2001 dans l'immeuble des Merles elle décrit une scène identique à celles que l'on connaît sur la rafle du Vel d'Hiv du 16 juillet 1942 : « des bruits de godillots dans l'escalier ...des femmes échevelées qui trainent des enfants endormis vers des camionnettes ». Elle qualifie l'opération de spectaculaire et prétend que c'est la première fois qu'en France un coup de filet à la manière de la brigade des stups ou de l'anti-terrorisme est exécuté dans une affaire de pédophilie (et d'ailleurs pour faire bonne mesure, sans doute, Florence Aubenas triple le nombre des personnes de l'immeuble des Merles réellement « embarquées » ce matin là )
Il s'agissait, en fait, d'une opération réalisée normalement pour appréhender en même temps des suspects et pour recueillir des témoignages en évitant tout risque de pression ou de concertation mais il lui paraît tellement nécessaire à sa thèse de décrire une police et une justice inhumaine qu'elle martèlera les mots « rafle » et « grande rafle »tout au long de son livre (p. 42, 43, 57, 80, 89, 115, 119, 140 et 177)
On sait désormais grâce, notamment, au livre « Outreau, la vérité abusée » (édité par Hugo & Cie) écrit par Marie-Christine Gryson - Dejehansart , expert- psychologue sérieuse et compétente dont j'ai pu apprécier la qualité des travaux lorsque je présidais les assises du Nord et du Pas-de-Calais ainsi qu'au remarquable documentaire réalisé par Serge Garde « Outreau, l'autre vérité » (que l'on peut visionner sur internet) que contrairement à tout ce qui s'est toujours passé dans les cours d'assises de France depuis plus de deux siècles, les enfants (dont, rappelons-le, 12 d'entre eux ont été, définitivement, reconnus victimes de viols par la justice) étaient placés dans le box des accusés alors que les accusés étaient, eux, assis sur des chaises, à coté de leurs avocats, là où est habituellement placé le public.
Cette situation extrêmement choquante puisqu'elle installait les victimes à la place des accusés et que les accusés se retrouvaient, eux ,comme des spectateurs de leur propre procès n'a , de manière très surprenante, pas été critiquée ni même réellement signalée par des chroniqueurs judiciaires aussi expérimentés que ceux du « Monde » et du « Figaro ».
Mais Florence Aubenas va beaucoup plus loin et falsifie ouvertement la vérité. Ainsi dans les vingt-trois pages de son livre qu'elle consacre au procès elle situe expressément, à huit reprises, les accusés dans le box, ne lésinant pas sur les détails , comme à son habitude, par exemple :
(p.225) « dans le box , Odile Marecaux , la femme de l'huissier »
(p.231) Myriam Badaoui « pointe (les accusés) les uns après les autres dans le box »
( id. ) « Un des accusés, David Brunet, s'installe dans le box en bermuda »
(p.235) « Dans le box des accusés Myriam Badaoui s'agite »
( id. ) « D'un geste large, elle avait balayé le box »
( id. ) « Dans le box on se poussait du coude »
A la lire on ne pouvait pas douter que les règles symboliques de tout procès avaient été respectées en un mot que chacun y était à sa place à tel point qu'on pouvait se demander si ses souvenirs ne s'étaient pas altérés au moment où elle a écrit son livre . Mais la lecture de l'intégralité des articles qu'elle avait écrit pendant le procès, au jour le jour, pour le quotidien « Libération » montre qu'à 22 reprises, déjà, elle avait faussement décrit les accusés « dans le box »
Un mensonge volontairement répété 30 fois démontre une volonté acharnée de masquer une réalité qui dérange.
Florence Aubenas prétend (p.131) que lors de la perquisition à l'étude de Maître Marécaux située à Samer, commune du Pas-de-Calais d'environ trois mille habitants, « les policiers se sont garés en plein centre du village, à l'heure la plus animée, l'ont fait descendre de la camionnette et lui ont fait traverser le bourg et la place principale les mains liées par des menottes (« enchainé » ajoute-t'elle plus loin) comme une armée exhiberait en trophée un prisonnier de guerre » .
Or, Alain Marécaux lui-même décrit une scène bien différente à la page 144 de son livre (« Chronique de mon erreur judiciaire » Flammarion réédition de 2011). Il explique qu'il a été « placé à l'arrière d'une voiture banalisée » (et non pas dans une fourgonnette) et que les véhicules de police « se sont immobilisés sur un parking à proximité de ses bureaux » (et non pas en plein centre du village) et « qu'une fois ses collaborateurs sortis de l'étude on l'a fait sortir du véhicule » Il précise, et on le comprend aisément, qu'il " craignait de rencontrer quelqu'un de cette commune où (il est)connu de tous » mais ajoute-t'il « heureusement l'étude est excentrée ».
La description mensongère d'une humiliation publique et volontaire organisée par la police est, j'ose le mot, une véritable saloperie mais ce n'est pas la seule.
Plus loin dans son prétendu « reportage » (p.131) Florence Aubenas décrit, en effet, un policier se penchant vers lui « avec le sourire » en lui disant « là, je viens de me faire un huissier, maintenant je vais me faire un curé»
On imagine bien la scène : un policier sadique qui se régale...
Le problème c'est que Alain Marécaux dit exactement le contraire (p.52) quand il évoque un policier qui lui dit « qu'il n'est pas là pour se faire un huissier, n'ayant rien contre la profession » et l'ayant informé qu'un prêtre est aussi mis en examen pour des faits similaires, le policier, rajoute Alain Marécaux, « se voulant rassurant, précise bien aimer les curés mais que cela ne l'empêchera pas de l'interroger dans les mêmes conditions »
On atteint des sommets dans la manipulation de la vérité lorsque Florence Aubenas évoque, en une douzaine de lignes (p.221), le prétendu comportement de trois jurés
§ « le juré suppléant, dans le fond, celui en marcel noir avec les tatouages sur le haut des épaules, essaye de ne pas rire »
Ayant présidé près de cinq cents procès dans les cours d'assises de Saint-Omer, Douai, Rouen et Evreux, j'ai travaillé avec plusieurs milliers de jurés et je peux certifier qu'aucun d'entre eux ne se serait permis de siéger « en marcel ». En revanche cela est arrivé que des témoins viennent ainsi vêtus, mais imaginer qu'un juré vienne à l'audience aussi négligé c'est vraiment ne rien connaître à la conscience de ces citoyens qui, une fois dans leur vie, sont investis d'une responsabilité considérable dont ils sont parfaitement conscients et respectueux.
§ « à coté de lui, une autre, en baskets, distribue des clins d' oeil ; le premier jour elle avait sorti des gâteaux et une canette de jus d'orange comme devant la télé »
Là encore Florence Aubenas invente ; prétendre qu'un juré puisse se comporter comme si il était dans son salon est franchement insultant pour eux, d'autant plus que le premier jour ils sont tous très émus et stressés devant l'inconnu et la solennité de la charge qui leur incombe. Et puis pourquoi écrire que cette jurée était « en baskets » alors que, à Saint Omer comme dans toutes les cours d'assises, les accusés, les témoins et le public ne peuvent voir que le buste des juges et des jurés mais ni leurs jambes ni leurs pieds. Alors pourquoi, sinon pour dénigrer ?
§ « et dans les rangs des jurés monte une toute petite voix (disant) « ben oui, on y a droit quand même, une fois par mois »
Cette manifestation d'opinion d'un juré qui, selon Florence Aubenas, aurait de cette façon exprimé son approbation de la déposition d'un accusé est là encore une pure invention. Connaissant parfaitement la salle d'audience de Saint-Omer, je peux assurer qu'il est impossible que Florence Aubenas, assise sur un des bancs de moleskine verte, derrière les 17 accusés et leurs 18 avocats, ait pu entendre « une toute petite voix »venant de l'autre extrémité de la salle.
Il arrive, certes, qu'un juré chuchote une remarque à l'oreille de son voisin pendant l'audience, mais il est impossible que l'on puisse entendre « une toute petite voix » du fond de cette salle dont l'acoustique est d'ailleurs mauvaise.
La raison de cette invention ? Simplement, sans doute, pour mettre en relief un « ben oui » un peu paysan.
Il est temps de conclure en essayant de répondre à la question fondamentale : Pourquoi Florence Aubenas a-t-elle tant inventé, tant exagéré et tant menti dans ce qu'elle a présenté comme un « reportage »
Je pense que, sans doute sincèrement convaincue de l'innocence de 13 des 17 accusés et profondément déçue par le verdict de la Cour d'assises de Saint-Omer elle a décidé de mettre sa plume et son aura (rappelons qu'après sa libération l'ex-otage d'Irak était devenue une espèce de sainte laïque, une icône connue et respectée de tous) au service de ceux qui, selon elle, avaient été condamnés injustement.
Ainsi loin d'être un « reportage » sur l'affaire d'Outreau son livre est devenu un ouvrage de propagande et de combat ; seul semble importer le but final, gagner la bataille médiatique et ainsi peser psychologiquement sur l'opinion publique et sur les jurés susceptibles de la lire et enfin obtenir l'acquittement général.
Le livre, sorti en librairie le 14 octobre 2005 c'est-à-dire 24 jours avant l'ouverture du procès en appel devant la Cour d'assises de Paris accuse mensongèrement la police enquêtrice de faits détestables, cache la « configuration perverse de la salle d'audience » et présente les jurés du Pas-de-Calais comme des sortes de « ploucs » (en marcel ou baskets, prenant le casse-croûte à l'audience, se faisant des clins d' oeil et se croyant devant leur télé). C'est tout juste si Florence Aubenas n'a pas osé les décrire en train de tremper des tartines de maroilles dans des bols de chicorée façon « bienvenue chez les ch'tis ».
Approximations, inventions, silence absolu sur les éléments à charge du dossier, mensonges calomnieux et exagérations outrancières, Florence Aubenas s'est tout permis selon le vieil adage « la fin justifie les moyens ».
Les sept accusés qui avaient fait appel ont été acquittés par la cour d'assises de Paris car six au moins des quinze juges et jurés d'appel en ont décidé ainsi [ 1 ], en leur âme et conscience, et c'est le fonctionnement normal de la justice.
Il m'arrive seulement parfois de rêver à une société idéale où les journalistes informeraient objectivement et laisseraient aux juges citoyens la lourde charge de juger sans chercher à fausser la balance de la justice, en manipulant l'opinion, pour faire triompher leurs propres certitudes.
A quelques jours de l'ouverture du procès devant la cour d'assises de Rennes chargée de juger Daniel Legrand pour des faits qu'il lui est reproché d'avoir commis lorsqu'il était mineur, j'émets le souhait que la presse laisse, cette fois, les juges et les jurés se forger leur conviction selon les débats qui auront lieu dans la salle d'audience et là seulement, comme le veut la loi, sans chercher à leur forcer la main.
En présence de campagnes de presse partisanes en matière judiciaire, j'ai souvent pensé à ce grand avocat que fut Me de Moro-Giafferi qui disait aux juges en plaidant : « l'opinion publique, chassez-la ! cette intruse, cette prostituée qui tire le juge par la manche » et rajoutait « c'est elle qui au pied du Golgotha tendait les clous au bourreau »
Je déteste définitivement les chasses à l'homme (qu'il soit violeur, assassin, juge d'instruction ou policier, psychologue ou directeur d'école, maire ou député, coupable ou innocent) dont la presse écrite et la télévision nous abreuvent quotidiennement.
Michel GASTEAU
[ 1 ] à l'époque il fallait que 10, au moins, des 15 juges et jurés votent « coupable » pour qu'un accusé soit déclaré coupable et il suffisait donc que 6 jurés sur 15 votent « non coupable » pour qu'il soit déclaré acquitté. C'est ce qu'on appelle les règles de la majorité « qualifiée ».
Michel Gasteau est magistrat, ancien Président des cours d'assises de Douai, Saint-Omer, Rouen et Evreux, ancien Bâtonnier de l'ordre des avocats au barreau de Sens (Yonne).